A Paris prendre de la hauteur dans un débat aussi plat que tronqué...
En pleine actualité, la Tour Triangle focalise les tensions tant sur le plan politique que celui sur l’urbanisation, face à cette situation conflictuelle, l’architecte Jacques Ferrier a laissé une tribune dans l’Humanité où il pose la réflexion de la densification urbaine, la nécessité de prendre de la hauteur dans un débat aussi plat que tronqué… Entre innovation et ambition, plutôt que de rester dans sa ‘’tour d’ivoire’’ l’architecte espère que Paris se dessinera dans un avenir proche en traçant un nouvel horizon.
Pour Jean-François Parent, Laboratoire internationale pour l'Habitat populaire, le débat est sclérosé entre partisans et antagonistes. Plutôt qu'une tour ou pas, les vrais réflexions autour des principes urbains généralisés comme celui qui pose les fragmentations sociales et territoriales de plus en plus manifestes, celui de l'individualisme exacerbé, de la mobilité accrue et généralisée, du développement de la ville durable ou encore des conditions de vie et de logement de plus en plus tendues, devraient faire l'objet d'un réel débat... Coup d'oeil sur deux tribunes :
- Paris hors les murs : une histoire qui attend d’être écrite" par Jacques Ferrier, architecte
La question de l’innovation se pose de façon singulière à Paris. Sur plus de 12 millions d’habitants de l’agglomération, 2 millions se pressent à l’intérieur du boulevard périphérique, dans une ville ancienne et de plus en plus vouée au tourisme. La vaste majorité, 85 %, se répartit hors les murs dans des territoires d’un plus grand dynamisme, mais qui peinent à trouver un vécu métropolitain. C’est bien là que les projets urbains innovants doivent advenir. À partir du boulevard périphérique inclus et au-delà, une nouvelle histoire de la ville attend d’être écrite. Elle doit réquisitionner les idées et les talents pour la création d’un paysage urbain nouveau. En tirant parti de la diversité des contextes, diversité niée par l’accablement qu’exprime si fortement le mot banlieue, il est possible de concevoir une métropole dont l’expérience du citadin soit l’élément fédérateur. Le nouveau réseau du métro Express va, dans peu d’années, permettre de vivre ce Paris hors les murs comme une ville archipel. Il ne faut pas en rester là mais lancer les transformations qui vont profondément en modifier la perception et le vécu. Ne pas exporter le modèle historique parisien haussmannien, mais inventer.
La question de la hauteur ne devient alors, si ce n’est secondaire, qu’un des éléments du tableau. Elle est à mettre en perspective avec la création de points de densité accordés au réseau des transports publics. La stratégie de la densité est indissociable de la stratégie de la mobilité, la hauteur étant en quelque sorte à l’unisson de l’intensité du mouvement. Ces accents verticaux se composent avec la plus grande diversité des échelles, pourquoi pas au voisinage des quartiers de maisons. Il ne s’agit pas de faire peur avec des compétitions de hauteur. La métropole parisienne pourrait devenir celle de la hauteur raisonnable, ou mieux, de la hauteur urbaine. Si on s’en tient aux diktats du règlement incendie, 50 mètres est un premier palier. Ce n’est pas si mal. Les premiers gratte-ciel de Chicago ont cette hauteur et composent encore aujourd’hui le fascinant panorama de la « down town ». Cela correspond à environ une vingtaine d’étages et permet de ne pas oublier le rapport avec le sol.
D’autres hauteurs sont possibles, la limite pouvant se définir par la possibilité d’avoir une ventilation naturelle et des balcons, soit environ 150 mètres.
Mais l’essentiel, pour moi, est de considérer les rapports entre les grands bâtiments et la ville. Ces rapports doivent être basés sur la porosité. On ne peut plus imaginer construire des bâtiments qui soient coupés du monde. Quelle que soit la hauteur, ce qui compte, ce sont les perméabilités créées au rez-de-chaussée entre l’espace intérieur et l’espace public. C’est imaginer répartir des activités recevant du public, commerces, restaurants, clubs sportifs, dans les étages de façon à faire entrer la ville dans les bâtiments. Les derniers étages ont vocation à être, d’une façon ou d’une autre, ouverts à tous car ils sont, par leur visibilité dans le ciel, des espaces publics.
C’est ainsi que le geste architectural ne se limite pas à la forme, aussi séduisante soit-elle, mais se démultiplie en des couches de perceptions et d’usages correspondant aux attentes des habitants de la grande ville. Il y gagne au passage une puissance symbolique forte qui ne s’épuise pas au premier regard. Cette dimension symbolique est essentielle pour le Paris hors les murs. Si le centre de Paris est une des villes les plus densément peuplées de la planète, il est aussi celui qui accumule le plus grand nombre de monuments, étouffant presque sous la saturation patrimoniale. C’est dans le territoire urbain prometteur qui prend forme autour qu’il convient aujourd’hui de créer de nouvelles cartes postales. Un défi que l’innovation architecturale peut relever si elle accepte de quitter sa tour d’ivoire pour venir à la rencontre d’une jeune société urbaine qui espère, autant qu’elle redoute, les changements. Changements inévitables qui feront de la périphérie sans visage une vibrante métropole.
- "Un camouflage de pratiques conformistes" par Jean-François Parent, architecte, Laboratoire international pour l’habitat populaire
Comme à chaque époque, et de manière lancinante, le spectre de la même vieille querelle des anciens et des modernes est encore agité et utilisé aujourd’hui pour écarter et évacuer les débats légitimes qui devraient être posés à l’occasion de la conception de projets architecturaux et urbains d’importance, telle que la construction de tours dans nos villes. Ainsi, on essaie d’imposer à la grande majorité une alternative qui enferme dans des positionnements à partir d’une question qu’elle n’a pas choisie ni même clairement définie : pour ou contre les tours ?
Le débat, plus exactement les oppositions schématiques traditionnelles et superficiellement argumentées autour de la création d’une tour à Paris (la tour Triangle, surtout connue dans les médias par sa forme et sa hauteur : c’est dire la connivence épistémologique entre les personnes consultées et les auteurs des articles), est un exemple d’une tendance générale aujourd’hui qui consiste à substituer des mots à la réalité. S’expriment et s’opposent alors des opinions sans contexte, des assertions sans preuves… monopolisées par quelques-uns… où sont présentés des modèles et des opinions en lieu et place de réalités et d’analyses nécessairement complexes et spécifiques.
S’opère alors un enfermement dans une joute – pour ou contre ? – qui prend la forme d’alternatives simplistes, sources de caricatures et de stigmatisations : réactionnaires, conservateurs sans imagination, ou plus rarement « révolutionnaires délirants et utopistes », opposés à toute évolution versus créateur, moderne, dynamique, conscients des impératifs de la mondialisation… En d’autres termes, dans une opposition stérile et sans portée, car sans précisions contextuelles, il ne peut y avoir que conviction et croyance mystificatrice qui masquent les enjeux et excluent les acteurs non « autorisés ».
On voit bien alors que, pour engager des débats créatifs, s’imposent, d’une part, l’expression et l’analyse des positions tenues, leurs arrière-plans théoriques, économiques, techniques (en particulier architecturaux et urbains) et, d’autre part, la description et l’analyse du « projet tour » : ses fonctions, son contexte, ses impacts. Une tour est un « objet » qui vise à remplir des fonctions (lesquelles ? comment ?) ; elle s’implante dans un site (pourquoi ? avec quels effets et quels accompagnements ?) et dans une ville (pour quelle évolution ?).
Ainsi, la question qui se pose dans le débat devient alors : quelle tour pour quelle ville ? Quelle tour pour quelle évolution de la ville ? Quelle tour pour faire « mieux » ville ? Et corrélativement : qui participe à la construction des réponses à ces questions ? Et comment ?
L’histoire, sans fournir de réponses à ces interrogations, ouvre des perspectives. En effet, la ville, la ville historique, celle que nous connaissons ; ces villes singulières qui ont une « âme » et un sens pour leurs habitants, construites dans l’histoire et dans des contraintes et des conditions particulières… ont en commun d’avoir été construites en intégrant spatialement l’ensemble des catégories sociales autour de leurs activités. Durant des siècles, des couches sociales différentes, aux intérêts différents, ont fait ville ensemble.
Aujourd’hui, loin de cet état, on observe partout un processus et des formes de ségrégation et de ghettoïsation intra et extra-urbaines. Double phénomène de désurbanisation de la ville qui voit ses composantes de plus en plus morcelées, privatisées, et son habitat populaire exclu, la privant ainsi des acteurs essentiels à son dynamisme, et l’organisation structurelle de la ghettoïsation et de la satellisation résidentielle populaire qui ne permet plus la réalisation des conditions matérielles indispensables aux pratiques sociales productrices de la ville.
D’où la nécessiter de (re)mettre la question de l’habiter populaire (au sens de peuple) au centre des questions urbaines et d’engager l’élargissement de la réappropriation des données et des enjeux de ces questions. Et la préparation et la prise de décisions sont donc un double impératif. Cela pour répondre à la double interrogation de savoir en quoi la construction de tours (la tour Triangle si l’on s’occupe du « débat » parisien) contribue à inscrire les villes (Paris) dans leur (son) histoire : celle de villes émancipatrices, modernes et en mutation, et en quoi, comment et par qui penser ces villes ?
En bref, on voit bien que le débat à engager ne peut être réduit à une opposition biaisée et mystificatrice sur des questions de forme et d’aménagement, parce qu’il est d’abord un débat politique dans lequel le peuple doit avoir une place centrale. À Paris, dans le Grand Paris qui se matérialise, à travers cette tour (mais avec ou sans elle), la gauche au pouvoir a la responsabilité d’un choix radical : rester dans le large mouvement de ségrégation sociale qui s’observe actuellement ou s’inscrire de façon volontaire dans une dynamique urbaine socialisante, pour peu que l’on considère que la ville est l’expression spatiale des rapports que les hommes établissent entre eux et avec leur environnement, et que la transformation de la ville nécessite l’engagement populaire.
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