Des traces d’un exil de NICOLÁS MULLER (1913–2000) - au Château de Tours
22 /11/ 2014 – 31 /05 / 2015
Encore peu connu en France, Nicolás Muller (Orosháza, Hongrie, 1913-Andrín, Espagne, 2000) est l’une des grandes figures de la photographie sociale hongroise. Comme plusieurs de ses compatriotes photographes – Eva Besnyö 1, Brassaï, Robert Capa, André Kertész 2 et Kati Horna 3 – Nicolás Muller a connu l’exil.
Issu d’une famille juive bourgeoise, il fuit les régimes répressifs des pays européens à mesure qu’il les traverse. D’abord à Paris, puis au Portugal, en passant par le Maroc et finalement l’Espagne, son parcours professionnel et personnel est marqué par les traces de l’exil.
Formé au hasard de ses rencontres et de ses expériences, les photographies de Nicolás Muller, des années 1930 sont marquées par un style documentaire « humaniste » qui révèle une grande sensibilité pour le monde ouvrier et les classes sociales les plus démunies (commune à une grande partie des photographes hongrois de l’époque). La représentation du monde du travail est sans doute un point de départ important dans sa carrière. Indépendamment des contextes sociaux et politiques du pays où il se trouve, il photographie les ouvriers agricoles, les dockers des ports de Marseille et de Porto, les enfants des rues, les marchands ambulants à Tanger, la vie des campagnes et, plus tard, les célébrités de Madrid.
L’exposition du Château de Tours réunit, pour la première fois en France, une centaine d’images et de documents issus des archives conservées par sa fille Ana Muller et sélectionnées par Chema Conesa. Elle retrace de façon chronologique le parcours de ce photographe curieux et voyageur dont la carrière s’étend de 1935 à 1981.
Nicolás Muller reçoit son premier appareil photographique à l’âge de 13 ans. Il voit immédiatement dans la photographie le pouvoir de rendre visible une certaine idée du monde et des gens. Il partage cette passion pour la photographie avec ses études de droit et de sciences politiques à l’université de Szeged. Son appareil et le sentiment de pouvoir traduire l’aventure de vivre seront les deux constantes qui façonneront à la fois l’homme et l’artiste.
« J’ai appris que la photographie peut être une arme, un document authentique de la réalité. [...] Je suis devenu une personne et un photographe engagés. »
Alors qu’il est encore étudiant, il parcourt pendant 4 ans la plaine hongroise à pied, en train ou à bicyclette. De ses pérégrinations, il capte des portraits, des intérieurs de maisons, des épisodes de la vie rurale ou de celle des ouvriers qui construisent les digues de la rivière Tisza.
Ses premiers travaux sont très nettement centrés sur la ruralité de la Hongrie – qui lors du Traité de Versailles (1920) se voit amputée d’une partie importante de ses terres. L’esthétique avant-gardiste – avec la diagonalisation des images et la prise de vue en plongée ou en contreplongée – fait partie de son carnet de voyage initiatique.
Suite à l’Anschluss (l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938), la Hongrie s’aligne sur la politique allemande. Nicolás Muller décide de partir pour poursuivre sa carrière de photographe. Il arrive à Paris en 1938 et entre en contact avec d’autres artistes hongrois comme Brassaï, Robert Capa et André Kertész. Il travaille pour plusieurs organes de presse : Match, France Magazine, Regards... dans lesquels il publie des images sur le monde ouvrier prises notamment en Hongrie et à Marseille. On retrouve également ces thèmes lors de son court séjour au Portugal (où il est emprisonné puis expulsé sous la dictature du général Salazar).
Grâce à son père, resté en Hongrie et proche du Rotary Club International, il parvient à obtenir un visa pour Tanger. Des juifs de toute l’Europe centrale affluent alors dans cette ville. Tanger le plonge dans un état créatif presque fébrile : « Les yeux, les mains et tout mon être me démangeaient de l’envie d’aller partout pour prendre des photographies. » Il fait alors inlassablement le portrait de cette ville où il doit apprendre à apprivoiser un nouvel élément : l’excès de lumière.
Parallèlement, Nicolás Muller collabore à l’illustration de quelques livres comme Tanger por el Jalifa ou Estampas marroquis. Le Haut Commissariat d’Espagne au Maroc lui commande également des chroniques sur les villes de la « zone espagnole ».
Après un séjour de 7 ans à Tanger – qu’il qualifie d’ « années les plus heureuses de ma vie » il décide de s’installer à Madrid avec l’envie de reprendre son travail de photojournaliste, de poursuivre son exploration des régions espagnoles, d’exposer et de publier ses ouvrages. Son studio madrilène se fait connaître. Il fréquente les écrivains, les philosophes et les poètes du légendaire Café Gijón et ceux de la Revista d’Occidente. Ainsi, il prend part activement à la vie clandestine de l’intelligentsia espagnole et réalise de nombreux portraits de ses amis artistes, comme les écrivains : Pío Baroja, Camilo José Cela, Eugeni d’Ors ou Ramón Pérez de Ayala, le pianiste Ataúlfo Argenta, ou encore le torero Manolete peu de temps avant sa mort.
Nicolás Muller prend sa retraite à l’âge de 68 ans. Au début des années 1980, il s’installe à Andrín (aux Asturies) où il meurt en 2000.
IMAGE/Nicolás Muller/Tatouage Bordeaux, France, 1938 © Nicolás Muller
NICOLÁS MULLER (1913-2000)
« Notre génération, éveillée à la vie et à la pensée par les idées du Bauhaus, de Bertolt Brecht et de Franz Kafka, est la génération des survivants aux longues années de guerre, de déportation et de misère. Ces survivants sont restés dans le pays et ont forgé une nouvelle Hongrie. Plus tard, ils ont éduqué la nouvelle génération dont dépend aujourd’hui, dans une certaine mesure, le destin du pays. » Nicolás Muller
HONGRIE 1913-1938
1913 Naissance à Orosháza, Hongrie, dans une famille juive d’origine bourgeoise 1931 Il commence des études supérieures à l’université François-Joseph de Szeged pour être avocat,
comme son père. 1933 Voyage à Vienne et trouve un emploi de photoreporter à l’agence international Photo Service, qui
a pour client principal, l’Österreichisch Woche, un organe officiel du gouvernement.
1934 À l’université, il se lie avec des intellectuels préoccupés par la situation sociale de la Hongrie qui constituent les membres fondateurs du groupe « Les Explorateurs de villages ». Parmi les membres, il y a l’écrivain Miklós Radnóti, György Buday, fils d’un professeur de l’université, et l’ethnologue Gyula Ortutay, entre autres. Quelques ouvrages sont publiés, avec des photographies de Muller.
« Sous la dictature molle de Miklós Horthy, je cherchais la voix de la culture authentique dans les racines du peuple, la véritable identité des Hongrois. »
1935 Il finit ses études de droit et de sciences politiques et part à Budapest travailler dans un cabinet d’avocat. L’éditeur Athaenaeum l’embauche pour illustrer les travaux des « Explorateurs de villages ». Le premier ouvrage s’intitule Viharsarok [Le Pays des tempêtes] de Géza Féja (réédité en Hongrie, 1981). « J’ai appris que la photographie peut être une arme, un document authentique de la réalité. Au cours de ce voyage, je suis devenu une personne et un photographe engagés. »
L’EXIL. Il quitte la Hongrie le 30 avril 1938. Il obtient un visa pour la France. Il s’y rend en traversant la Yougoslavie et l’Italie.
FRANCE 1938-1939
« À Paris, et pour la première fois de ma vie – écrit-il – j’ai empli mes poumons de ce vent de liberté que je ne connaissais pas. » Très vite, Nicolás Muller établit des contacts professionnels et rencontre des photographes et des artistes : Brassaï (Gyula Halász), Picasso et sa compagne de l’époque, la photographe Dora Maar, Robert Capa.
Il publie ses clichés dans la revue du parti communiste intitulée Regards. Il reçoit des commandes pour Marianne Magazine, Match, Paris Plaisirs, Plaisirs France et les Éditions Hyperion. Il affirme : « J’ai réussi à obtenir une commande de France Magazine pour faire un reportage sur le Portugal. Avec un grand chagrin dans le cœur et mon appareil photo en mains, j’ai dit au revoir à Paris. » Le reportage porte sur la dictature de Salazar qui ne sera jamais réalisé...
PORTUGAL 1939
Il est arrêté et incarcéré par la police de Salazar. On lui annonce que son visa lui est refusé et il doit quitter le territoire sous quinzaine.
TANGER, MAROC 1939-1947
Le cinéma et la littérature ont déjà abondamment évoqué la période unique qu’a traversée la ville cosmopolite de Tanger après l’accord conclu à la Conférence d’Algésiras qui la place sous la gouvernance de plusieurs pays : la Belgique, l’Espagne, les États-Unis, la France, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume- Uni, l’Union soviétique et, depuis 1928, l’Italie. « À Tanger, on vivait presque en dehors de la guerre, et à la fois, paradoxalement, on vivait en plein dedans. Sa situation stratégique la destinait à devenir le centre de tous les espionnages ainsi que le refuge de tous les embusqués. »
1940 Le 14 juin 1940, le jour même où les troupes du Troisième Reich entrent à Paris, Franco occupe Tanger. Soutenu par l’Allemagne, le gouvernement espagnol prend les rênes de la ville jusqu’à 1945, l’année où Tanger retrouve son statut international. Le Haut Commissariat d’Espagne au Maroc veut réaliser des reportages politiques ou sociaux sur les villes de « la zone espagnole ». Rapidement, les commandes affluent.
À la même époque, il reprend la photographie de presse au journal España de Tanger. Il s’y lie d’amitié avec Fernando Vela qui l’introduit plus tard dans la rédaction de la Revista de Occidente.
1942-1944 Il réalise sa première exposition organisée par la délégation de l’Éducation et de la Culture de Tétouan. Un catalogue accompagne l’exposition. Sur le programme distribué, on voit l’étoile de David. S’ensuivent des commandes de l’Institut d’études politiques de Madrid, dirigé par Fernando Castiella, qui lui achète plusieurs clichés pour la revue Afrique et lui commande deux ouvrages sur le Protectorat publiés en 1944 : Tánger por el Jalifa [Le Califat de Tanger] et Estampas marroquíes [Estampes marocaines].
1945 À côté de l’activité de son studio, Muller publie dans des revues espagnoles et marocaines Mundo, África, Catolicismo, Tanger, et dans les journaux : Informaciones, Arriba ou ABC, Semana Fotos, Mauritania, L’Écho de Tanger ou Dépêche marocaine. Il décroche une commande au Figaro et entame une nouvelle collaboration avec le National Geographic. Sa période tangéroise comporte deux mille négatifs environ.
ESPAGNE 1947-2000
Madrid 1948 Il obtient son premier passeport espagnol, s’installe à Madrid et ouvre un studio. Il expose ses photographies du Maroc et un catalogue est publié par la Dirección General De Marruecos y colonias, intitulé Marruecos visto por Nicolás Muller [Le Maroc vu par Nicolás Muller].
1949-années 1950 Il commence sa collaboration avec la revue Mundo Hispánico qui se poursuit jusqu’en 1953. Au début des années 1950 se succèdent des expositions et leurs catalogues diffusent largement son travail : Niños, édité par la Librairie Clan, Madrid, en 1949, Aristizabal, Muller y Martínez Novillo, édité par le “Salón de la Diputación” à Cuenca en 1950 et Nicolás Muller, édité pour l’exposition à la Sala Caralt, Barcelone, La Mancha vista por Nicolás Muller, Ciudad Real, 1952, Cal y espuma, Galería Biosca, Madrid, 1960. Il commence à être reconnu pour son optique humaniste qui a renouvelé la photographie de reportage.
1966 Son exposition « España clara » [Espagne limpide] est accompagnée d’une publication des éditions Doncel, tirée à 5 000 exemplaires, avec un texte d’Azorín et 169 photographies de la péninsule sur vingt ans. Le projet Imagen de España [Image d’Espagne] voit le jour. Six titres sur différentes régions espagnoles sont publiés par les éditions Clave, Madrid : Baleares, Canarias (texte de Federico Carlos Sainz de Robles), Cataluña (texte de Dionisio Ridruejo), País Vasco (prologue de Julio Caro Baroja), Andalucía (texte de Fernando Quiñones), et Cantabria (texte de Manolo Arce).
1977 Le ministère des Affaires étrangères lui commande six expositions accompagnées chacune de leurs catalogues : El paisaje de España [Le Paysage d’Espagne], La arquitectura popular española [L’Architecture populaire espagnole], El románico de España [L’Art roman en Espagne], La arquitectura gótica en España [L’Architecture gothique en Espagne], El arte árabe en España [L’Art arabe en Espagne] et Sefarad : huella judía en España [Séfarade : empreintes juives en Espagne].
Les expositions sont itinérantes en Espagne et dans plusieurs villes du monde : de Rome à Helsinki et de Buenos Aires à Jérusalem.
1981 Il prend sa retraite à l’âge de 68 ans et se retire dans sa maison des Asturies. De nombreuses expositions sont organisées, et notamment une grande exposition rétrospective itinérante, en Espagne, en Argentine, en Hongrie, au Portugal et au Maroc.
2000 Il meurt le 3 janvier. Toutes ses archives photographiques sont conservées par Ana Muller.
« J’ai toujours cru – dit-il dans l’une de ses formules les plus heureuses – que le photographe a un moyen unique pour refléter la réalité, et l’appareil doit avoir une sorte de fidélité notariale, avec en supplément une certaine visée esthétique. »
PARCOURS DE L’EXPOSITION
L’exposition montre comment l’œuvre de Nicolás Muller a été façonnée par les contextes politiques et sociaux auxquels il a été confronté tout au long de sa vie. L’ensemble – composé de tirages modernes et de publications d’époque est proposé sous la forme d’un parcours chronologique et géographique qui retrace la vie professionnelle de ce photographe dont la pratique est marquée par un style documentaire « humaniste ».
Salle 1 La Hongrie : un photographe engagé Muller est une des plus grandes figures de la photographie sociale hongroise. Ses photographies illustrent des parutions ethnographiques et sociologiques consacrées à l’appauvrissement des terres et des populations rurales de la nation. Cette période est fondatrice pour le photographe car il participe à un mouvement bien plus vaste de prise de conscience sociale en Europe et aux Etats-Unis et également à l’essor de la presse illustrée.
Salles 2 et 3 France 1938-1939 / Portugal 1939 : la photographie ouvrière
Pendant les années 1930-40, Muller va se concentrer essentiellement sur l’univers ouvrier, des scènes rurales ou urbaines et des portraits de personnes modestes. On retrouvera cette préoccupation lors de son séjour au Portugal, où, sous dictature du général Salazar, il a été emprisonné et expulsé.
Salles 4 et 5 Le Maroc 1939-1947 Muller se détache des sujets sociaux et humanistes. Il se tourne de plus en plus vers le photojournalisme, développe le portrait de studio et se confronte à la photographie d’architecture dans le cadre de scènes urbaines et aux paysages ruraux. Ce pays est une grande source d’inspiration pour lui : « En 1939, Tanger était une ville internationale, un îlot de bonheur dans un monde que la guerre avait rendu fou... Je n’en croyais pas mes yeux, j’avais une envie folle de déclencher l’appareil partout. »
Il vit pendant sept ans à Tanger, ouvre son premier studio photo et répond à d’importantes commandes. « Le Maroc espagnol n’était qu’une petite partie du Maroc. La direction du Haut Commissariat d’Espagne m’a commandé des photos pour constituer les archives du protectorat. Ils sont venus me chercher en voiture à Tanger, et ils m’ont emmené un peu partout pour les prises de vues. C’est ainsi que je gagnais ma vie. »
Salles 6, 7, 8 L’espagne En s’installant à Madrid à la fin des années 1940, Muller continue à travailler sur commande, cette fois plus pour des éditeurs que pour la presse, acquérant ainsi, une plus grande notoriété. Il participe à la vie clandestine de l’intelligentsia espagnole et réalise de nombreux portraits de ses amis et connaissances, écrivains et artistes.
INFORMATIONS PRATIQUES
Château de tours
Adresse
25, avenue André Malraux 37000 Tours Renseignements : T. 02 47 21 61 95 I www.tours.fr Horaires d’ouverture Du mardi au vendredi : 14h - 18h Samedi et dimanche : 14h15 -18h Entrée gratuite
Visites commentées destinées aux visiteurs individuels
Samedi : 15h
Visites couplées avec l’exposition du CCC – Centre de création contemporaine de Tours
Le premier samedi du mois : 16h30
Visites commentées pour les groupes adultes, associations, scolaires et publics jeunes
Information et réservation : T. 02 47 70 88 46 I de@ville-tours.fr
Jeu de Paume
Adresse
1, place de la Concorde 75008 Paris Renseignements : T. 01 47 03 12 50 I www.jeudepaume.org