Oscar Muñoz – Protographies à partir du 03 juin jusqu’au 21 septembre 2014 au Jeu de Paume
Lieu de référence de l’image sous toutes ses formes, le Jeu de Paume qui fête, cette année, ses 10 ans, invite le public à découvrir gratuitement l’exposition d’Oscar Muñoz les samedi 7 et dimanche 8 juin 2014. Accès libre et gratuit de 11 h à 19 h.
Oscar Muñoz, né en 1951 à Popayán (Colombie), est considéré comme l’un des artistes contemporains les plus importants de son pays natal, tout en suscitant l’attention de la scène internationale. Diplômé de l’institut des Beaux-Arts (instituto de Bellas Artes) de Cali, il développe, depuis plus de quatre décennies, une œuvre autour de l’image en relation avec la mémoire, la perte et la précarité de la vie. Grâce à des interventions sur des médiums aussi différents que la photographie, la gravure, le dessin, l’installation, la vidéo et la sculpture, son œuvre défie toute catégorisation systématique.
L’exposition « Protographies » (un néologisme qui évoque l’opposé de la photographie, le moment antérieur ou postérieur à l’instant où l’image est fixée pour toujours) présente l’essentiel de ses séries, regroupées autour des thématiques majeures de l’artiste, qui mettent en rapport de façon poétique et métaphorique son vécu personnel et les différents états de matérialité de l’image. Il associe, par exemple, la dissolution de l’image, son altération ou sa décomposition avec la fragilité de la mémoire et l’impossibilité de fixer le temps ; ou encore l’évaporation et la transformation de l’image avec la tension entre la rationalité et le chaos urbains. Enfin dans la majeure partie de son travail, il crée des images éphémères qui, en disparaissant, invitent le spectateur à une expérience à la fois sensuelle et rationnelle.
Oscar Muñoz débute sa carrière dans les années 1970 à Cali, dans un contexte d’effervescence culturelle et pluridisciplinaire intense qui a permis l’émergence d’une génération d’écrivains, de photographes, de cinéastes et d’artistes de premier plan, tels que Carlos Mayolo, Luis Ospina, Fernell Franco ou Andrés Caicedo. À cette époque, Muñoz travaille avec le dessin au fusain sur des grands formats, mettant en exergue des personnages tristes, parfois sordides, empreints d’une profonde charge psychologique. Dès lors, s’affirment les axes fondateurs de sa pratique : parmi ceux-ci, un intérêt constant et marqué pour l’aspect social, un traitement très spécifique des matériaux ; l’utilisation de la photographie comme outil de mémoire ; la recherche des possibilités dramatiques des jeux d’ombre et de lumière en relation avec la définition de l’image. Par ailleurs, l’artiste a développé une approche phénoménologique du minimalisme, en insistant sur la relation entre l’œuvre, le spectateur et l’espace qui les accueille.
Au milieu des années 1980, Oscar Muñoz s’éloigne des méthodes artistiques traditionnelles et commence à expérimenter des procédés innovants en créant une véritable interactivité avec le public. Il va, dès lors, travailler à une remise en question radicale de l’exercice du dessin, de la gravure, de l’utilisation de la photographie, de la relation de l’œuvre avec l’espace. Il abandonne ainsi les formats et les techniques traditionnelles – tout en conservant leurs racines et leurs ressorts principaux – pour enquêter sur l’éphémère en mettant en valeur les qualités essentielles des matériaux employés et leurs associations poétiques. Le recours aux éléments fondamentaux – l’eau, l’air et le feu – renvoie au processus, aux cycles et aux manifestations transcendantales de la vie, de l’existence et de la mort. « Mon travail tente de comprendre comment le passé et le présent sont plein de faits violents », dit l’artiste. En utilisant des médiums très différents, Oscar Muñoz efface les frontières entre chaque discipline à travers l’utilisation de procédés inédits et probablement sans précédent dans l’histoire de l’art.
Crédit photographiques : Oscar Muñoz, Cortinas de baño [Rideaux de douche], 1985–1986. Acrylique sur plastique, 9 éléments, 190 x 140 cm et 190 x 70 cm chaque, dimensions variables. Collection Banco de la República
Œuvres exposées
L’exposition « Protographies » témoigne d’une carrière de près de quarante ans. elle présente des séries d’œuvres regroupées autour des thématiques majeures de l’artiste, depuis ses œuvres sur papier et séries en grand format de dessins hyperréalistes au fusain (1976-1981) – au sein desquels se manifeste un intérêt profond pour le contexte social –, en passant par les dessins et les gravures réalisés à partir des années 1980, qui marquent l’abandon du papier au profit de l’exploration de matériaux et de processus non conventionnels (impression sur plastique mouillé, utilisation du sucre et du café, etc.), ses recherches engagées dans les années 1990 et 2000 sur la stabilité de l’image et sa relation avec les processus de la mémoire ; jusqu’à ses derniers travaux (2009-2014), inscrits dans un processus constant d’apparition et disparition, dont une nouvelle création produite spécifiquement pour l’exposition.
Cali-doscope : Fragments de Ville
Muñoz fait son apparition sur la scène artistique colombienne avec des séries de grands dessins hyperréalistes, réalisés au fusain, dont les espaces vides ou en plein délabrement révèlent un intérêt de l’artiste pour le contexte social. On trouvera dans ce groupe les séries Inquilinatos [Taudis] (1979) et Interiores [Intérieurs] (1980-1981), mais aussi Ambulatorio [Déambulatoire] (1994), qui s’attache au tissu urbain de Cali, El puente [Le Pont] (2004) et Archivo porcontacto [Archives parcontact] (2004-2008), images d’une époque et d’un lieu précis de la ville, et enfin A través del cristal [À travers le verre] (2008-2009), où le référent culturel absent est rappelé par l’intermédiaire du son.
Ambulatorio [Déambulatoire], 1994 (photographie aérienne encapsulée dans du verre sécurit, bois et aluminium, 36 modules, 100 x 100 cm chaque)
Cali réapparaît de façon récurrente dans l’œuvre de Muñoz, aussi bien comme référent contextuel que comme support. C’est le cas, à proprement parler, d’Ambulatorio : au sol, une immense prise de vue aérienne de la ville, subdivisée en segments réguliers, chacun étant recouvert de verre sécurit qui se fissure et se brise lorsque le spectateur marche sur la pièce. Chaque pas entraîne ainsi une nouvelle fracture de l’œuvre, créant une trame aléatoire de lignes qui prolonge l’image urbaine d’une ville chaotique où coexistent, comme dans toutes les métropoles modernes latino-américaines, un tracé rationnel et une configuration seconde, informelle.
Oscar Muñoz, Ambulatorio [Déambulatoire], 1994-2008. Photographie aérienne encapsulée dans du verre sécurit, bois et aluminium, 36 modules, 100 x 100 cm chaque. Courtesy O.K Centrum, Linz
A través del cristal [À travers le verre], 2008–2009 (installation composée de 9vidéos, couleur, son, 46 min 4 s, 29min 30 s,18 min 34 s, 30 min 31s, 56 min 27 s, 119 min 50 s, 43 min 36 s, 61 min 36 s et 61 min 36 s, sur 9 écrans LCD avec cadres photo, dimensions variables)
Dans A través del cristal, Muñoz utilise des photos de famille empruntées à des habitants de Cali, qu’il filme. La caméra vidéo, dans sa froideur technique, fait alors apparaître ce que l’œil humain a tendance à écarter ou à bloquer : le reflet du verre qui protège les photos. Dans ces vidéos, à l’image apparemment fixe, présentées sur de petits écrans plats enchâssés dans des cadres identiques à ceux dans lesquels se trouvaient les photos originales, ces portraits deviennent support de l’information contextuelle de leur environnement d’origine.
Archivo porcontacto [Archives parcontact], 2004–2008 (impressions numériques sur papier, tables et verre, 6 impressions : 200 x 30 cm chaque) En collaboration avec Mauricio Prieto
À Cali, comme dans de nombreuses villes colombiennes, existaient traditionnellement des photographes ambulants qui travaillaient dans l’espace public et photographiaient les passants. La plupart de ces clichés n’étaient pas récupérés par les intéressés : instantanés pleins d’espoir projetés dans le vide social, ils sont le pendant populaire des photos de studio, apanage des classes sociales fortunées ; des photos d’anonymes prises par des anonymes, image d’un corps social. Muñoz, ayant fait l’acquisition des archives de quelques-uns de ces photographes, s’applique à organiser patiemment ce matériel, trouvant des liens entre les sujets photographiés, identifiant certains personnages récurrents qui apparaissent sur plusieurs des clichés. Une sélection des ces images fut projetée sur l’eau depuis Le Pont Ortiz à Cali, le lieu même où la majorité de ces photos avaient été prises. Le résultat constitue un portrait collectif de la ville à un moment donné de son histoire.
Le support reconsidéré
Alors qu’il jouit d’une reconnaissance nationale en tant que dessinateur, Muñoz commence, dans les années 1980, à délaisser le papier comme support et se met à expérimenter de nouvelles techniques de dessin et de gravure en utilisant des surfaces et matériaux non conventionnels : application d’acrylique sur du plastique humide, de poussière de charbon sur eau pour des sérigraphies... Sont présentées dans ce cadre les séries Cortinas de Baño [Rideaux de douche] (1985-1986), Tiznados [Noircis] (1990), Narcisos secos [Narcisses secs] (1994-1995) et Simulacros [Simulacre] (1999).
Cortinas de baño [Rideaux de douche], 1985–1986 (acrylique sur plastique, 5 éléments, 190 x 140 cm et 190 x 70 cm chaque, dimensions variables)
Dans Cortinas de baño, Muñoz expérimente pour la première fois un support non conventionnel, en l’occurrence un banal rideau de douche en plastique, pour construire une image à partir d’une photographie traitée selon les procédés de la sérigraphie. Lors de l’impression, réalisée à l’aide d’un aérographe à travers un pochoir préalablement préparé, l’image était reçue par une surface instable, puisque l’artiste l’aspergeait d’eau, empêchant la fixation totale du pigment.
Narcisos (en proceso) [Narcisses (en cours)], 1995–2011 (poussière de charbon et papier sur eau, plexiglas, 6 éléments, 10 x 50 x 50 cm chaque, dimensions de l’ensemble : 10 x 70 x 400 cm)
Narcisos fut une série clé pour l’artiste dans sa recherche vers une dématérialisation du support de l’image photographique. Muñoz y développe une technique inédite et probablement sans précédent dans l’histoire de l’art : l’impression sur eau. Les premières images, dans l’histoire de la photographie, sont nées dans l’eau, issues du bain chimique qui fixait les sels d’argent selon une exposition à la lumière plus ou moins prononcée. Le support était alors une nécessité purement circonstancielle. Pour l’artiste, les trois étapes du processus de Narcisos sont des allégories du passage de l’individu dans la vie : la création, lorsque la poussière de charbon touche la surface de l’eau ; les changements qui se produisent durant l’évaporation ; et la mort au moment où la poudre se dépose enfin, sèche, au fond du bac de plexiglas. Le résultat, que l’artiste appelle Narcisos secos [Narcisses secs], est à la fois l’image finale et la mort du processus : les restes d’une photographie qui eut une vie après avoir été fixée pour la postérité. En ce sens, les Narcisos secos témoignent d’une double mort de l’image.
Narcisos (en proceso) [Narcisses (en cours)], 1995–2011. Courtesy de l’artiste / Oscar Muñoz Pixeles [Pixels] 1999–2000 Tâches de café sur morceaux de sucre, plexiglass panneau 35 x 35 x 3 cm Courtesy de l’artiste et Sicardi Gallery, Houston
Narciso [Narcisse], 2001 (vidéo 4/3, couleur, son, 3 min)
Première œuvre vidéo de Muñoz, Narciso met en scène en le dramatisant le processus exposé dans les Narcisos des années 1990 – dont l’évaporation était imperceptible à l’œil humain – puisqu’elle permet de voir l’eau disparaître en quelques minutes à peine. Ici aussi, un autoportrait flotte à la surface de l’eau, mais la présence d’une bonde au fond du receveur et la bande-son qui donne à entendre l’écoulement de l’eau ne lui laissent aucune illusion quant au destin de l’image. En réalité, il y a deux images : celle du sujet et celle de son ombre, qui se forme sur le fond blanc de la vasque. La bande-son décrit un processus au cours duquel les images se rapprochent peu à peu, comme pour suggérer que la vie est une recherche constante de compréhension de soi. Pour finir, alors qu’elles sont sur le point de se rencontrer, il est déjà trop tard : elles se confondent en une seule tache qui, défigurée, disparaît par le trou d’évacuation.
Narciso [Narcisse], 2001. Courtesy de l’artiste / Oscar Muñoz Narciso [Narcisse] 2001 Vidéo 4/3, couleur, son, 3 min Courtesy de l’artiste
Re/trato [Portrait/Je réessaie], 2004 (projection vidéo 4/3, couleur, sans son, 28 min)
Comment faire en sorte que la photographie ne fige pas l’instant, que le portrait n’entraîne pas la mort de l’image mais prolonge son existence ? Une main tente de transcrire les traits identitaires d’un visage, mais le médium utilisé (l’eau) et le support (une dalle de ciment en plein soleil) empêchent que cette simple tâche puisse être menée à bien. Alors que le pinceau est parvenu à dessiner une partie de cet éphémère portrait, le reste s’est déjà évaporé ; pourtant la main continue, inlassablement, son incessant processus, motivée semble-t-il par une farouche ténacité. Muñoz a intitulé cette œuvre Re/trato, mot dont la césure évoque un double sens : le portrait mais aussi la tentative réitérée. Comme pour des œuvres antérieures, ce travail renvoie au mythe de Narcisse, qui meurt dans sa vaine tentative de capter pour lui-même le reflet d’un moi non reconnu, mais aussi à celui de Sisyphe, condamné à une tâche éternelle et à déployer des efforts dont il sait d’avance qu’ils seront vains, puisque lorsqu’il est sur le point d’atteindre son but le destin l’oblige à repartir de zéro.
Image instable
Dans les années 1990, Muñoz entame une réflexion sur la stabilité de l’image et ses liens avec la mémoire et ses processus, illustrée par des œuvres et des séries telles que Biografías [Biographies] (2002), Proyecto para un memorial [Projet pour un mémorial] (2005) et Línea del destino [Ligne du destin] (2006).
Biografías [Biographies], 2002 (3 projections vidéo, noir et blanc, son, 2 min 48 s, 2 min 30 s, 2 min 34 s, sur écrans en bois avec grilles pour bonde de douche et haut-parleurs, dimensions variables)
Biografías pose une fin similaire à celle de Narciso pour l’image, mais en incluant deux caractéristiques qui la singularise : d’une part, Muñoz n’utilise pas sa propre image mais celle de personnes différentes, des photographies d’anonymes tirées de rubriques nécrologiques, donc des individus qui ne sont plus là. L’autre différence fondamentale relève du montage : l’image se déforme jusqu’à disparaître comme une tache informe au fond de la vasque, mais réapparaît quand s’inverse le temps de l’image. Comme l’affirmait André Bazin : « On ne croit plus à l’identité ontologique du modèle et du portrait mais on admet que celui-ci nous aide à nous souvenir de celui-là, et donc à le sauver d’une seconde mort spirituelle ». Dans un contexte social où le verbe « disparaître » a une connotation clairement politique et où chaque acte de violence, rapporté dans les informations, est rapidement remplacé par un nouveau, plus récent, la mort de l’individu tend à se dissoudre dans les statistiques ; ces portraits anonymes refusent de ne plus être là et de tomber dans cette double mort qu’est l’oubli.
Proyecto para un memorial [Projet pour un mémorial], 2005 (5 projections vidéo, couleur, sans son, 7 min 30 s chaque)
Le processus d’autodéfinition, sempiternellement frustré ou différé, que propose Re/trato prend une dimension publique dans Proyecto para un memorial où une main tente de dessiner les visages de cinq individus, sur cinq écrans différents. L’acte de monumentalisation (ou de mémorialisation) que propose Muñoz consiste à s’inscrire contre cette entreprise d’oubli historique, en lui opposant la persistance de l’image élevée au rang de véritable mémorial interpelant l’État depuis la sphère publique : ces individus, issus de la masse statistique, refusent de disparaître de l’Histoire.
Empreintes
Au cours des dix dernières années, Muñoz s’est intéressé également au lien indiciel entre un objet et son image, en ayant recours à l’empreinte par contact, l’un des procédés caractéristiques de la gravure. C’est le cas de La mirada del Cíclope [Le Regard du cyclope] (2001-2002), Intervalos (mientras respiro) [Intervalles (pendant que je respire)] (2004) et Paístiempo [Paystemps] (2007), mais aussi de séries datant d’autres époques.
Aliento [Souffle], 1995 (sérigraphie et graisse sur miroirs métalliques, 7 miroirs, diamètre : 20 cm chaque)
Aliento est une série de portraits imprimés en photosérigraphie avec de la graisse sur de petits miroirs ronds, en métal, accrochés à hauteur du spectateur. Chaque miroir semble vide à première vue, l’impression n’apparaissant que sous l’action presque involontaire du spectateur qui se contemple dedans : sa respiration. L’espace d’un éphémère instant, l’image reflétée est alors remplacée par l’image imprimée d’un disparu (les photographies sont tirées de nécrologies) qui revient fugacement à la vie que lui aura insufflée l’observateur.
La mirada del cíclope [Le Regard du cyclope], 2002 (impression numérique sur papier, 6 photographies, 50 x 50 cm chaque)
Mettant également en rapport le sujet et la mort, La mirada del cíclope fait appel à l’une des plus anciennes techniques du portrait (et de l’empreinte) : le moulage par contact direct, ici le visage de l’artiste. Ce moulage (inspiré de l’antique tradition romaine des masques mortuaires) devient bidimensionnel en étant capté par l’œil unique de la caméra (d’où le titre) ; sans indications de volume, l’œil du spectateur n’arrive pas à déterminer si l’objet représenté est concave ou convexe, dans un jeu de perception des contraires : négatif/positif, présence/ absence, réalité/illusion. Paraphrasant Pierre Bourdieu, Muñoz a affirmé que « les imagines de la Rome antique ont exactement le même caractère social que certains portraits photographiques aujourd’hui ; ils jouent un rôle important dans le difficile travail du deuil : accepter une réalité en s’habituant à l’irréalité de ses images ».
Intervalos (mientras respiro) [Intervalles (pendant que je respire)], 2004 (dessin à la cigarette sur papier, 6 dessins, 60 x 50 cm chaque)
Intervalos (mientras respiro) consiste en une série d’autoportraits réalisés par Muñoz avec une cigarette, puisqu’il les a « dessinés » en fumant. La bouffée tirée de la cigarette ravive la braise qui donnera naissance à l’image, tout en insufflant un peu de mort au corps qui l’aspire.
L’œuvre se crée dans un flux continu du corps à la main, de la main à l’image et de l’image au corps, de nouveau, comme une troublante métaphore de cet intervalle (trop bref) entre la vie et la mort.
Paístiempo [Paystemps], 2007 (pyrogravures sur papier journal sur tables en bois, 12 journaux de 10 pages, 56 x 33, cm chaque)
Bien que n’ayant pas été réalisées selon des procédés propres à la gravure, les œuvres Paístiempo et Intervalos (mientras respiro) font appel à l’une des caractéristiques commerciales de cette technique : la trame de points utilisée en photolithographie. Pour Paístiempo, les premières pages des quotidiens El Tiempo de Bogotá et El País de Cali sont reproduites sous forme de fascicule en papier journal à l’aide d’un outil de pyrogravure, point par point. Il s’agit là de tourner les pages, comme on le fait pour un journal classique, mais à mesure qu’on le « lit » l’image perd de sa définition jusqu’à disparaître complètement. Dans le flot d’informations que l’on reçoit quotidiennement, les nouvelles font déjà partie de l’histoire au moment où elles sont imprimées, devenant obsolètes de façon quasi immédiate.
Série Impresiones débiles [Impressions faibles], 2011 (impression de poussière de charbon sur méthacrylate, 4 éléments, 85 x 73,5 cm chaque)
Les premières images réussies de Niépce, des protophotographies qui ne parvenaient pas à rester stables en tant qu’images car elles continuaient à subir l’influence de la lumière qui les avait fait naître, finissaient par succomber à l’obscurité dans un inexorable fondu au noir. C’est le même phénomène
qui arrive encore lorsqu’une photo n’est pas suffisamment rincée et que le révélateur continue d’agir, ou lorsque le papier photo est exposé directement à la lumière. Mais l’image peut également évoluer vers la clarté. Dans Impresiones débiles, Muñoz soumet des photographies dotées d’une forte charge historique et politique pour la Colombie à un processus d’indéfinition formel qui leur donne l’apparence de ces photos « délavées », où la surexposition à la lumière a détérioré l’image jusqu’à l’effacer presque totalement. Les œuvres qui composent la série sont en réalité des gravures, plus que des photos, puisqu’il s’agit de sérigraphies réalisées à la poussière de charbon sur du plexiglas. La distance variable entre le pochoir de sérigraphie et le support permet de singulariser à chaque impression un sujet différent de la photographie originale, en lui conférant une meilleure définition afin qu’il se détache du reste. Cette « focalisation variable » qui apparaît dans la série questionne une autre des supposées caractéristiques essentielles de la photographie : la systématique objectivité technique de l’appareil face aux sujets capturés par le viseur.
Oscar Muñoz Horizonte [Horizon] Série Impresiones débiles [Impressions faibles] 2011 Impression de poussière de charbon sur méthacrylate, 4 éléments, 85 x 73,5 cm chaque Galerie mor·charpentier, Paris
Image en écoulement
Dans ses dernières œuvres, Muñoz donne à voir des images qui apparaissent et disparaissent dans une incessante alternance, des impressions subtiles se produisant selon que l’accent est mis sur tel ou tel composant de l’image, ou des photographies prises dans un littéral écoulement, impossibles à fixer, comme celles produites par une chambre noire. Dans cette partie, on retrouvera la vidéo Cíclope [Cyclope] (2011), l’installation Editor solitario [Éditeur solitaire] (2011) et Sedimentaciones [Sédimentations] (2011), œuvre où des documents, projetés en vidéo sur des tables, sont créés et détruits indéfiniment. L’exposition s’achève sur un très personnel Fundido a blanco [Fondu au blanc] (2009).
Fundido a blanco (dos retratos) [Fondu au blanc (deux portraits)], 2010 (vidéo HD, couleur, 7 min 40 s, son)
Fundido a blanco est l’une des œuvres les plus personnelles et autobiographiques de l’artiste, un portrait de famille (Muñoz, derrière la caméra, constituant le troisième côté d’un triangle temporel qui inclut son père et sa mère), un mémorial en quelque sorte. La forte lumière qui baigne la scène rend les traits imprécis et éthérés plus qu’elle ne les éclaire. Muñoz a voulu rappeler la lumière intense de Cali à certaines heures de la journée, sous laquelle les gens semblent « se désintégrer », mais aussi l’aveuglant soleil lorsqu’il sortait du ciné-club de la ville après une séance. Le personnage central de Fundido a blanco s’endort par instants, entre dans la lumière. Au lieu de le fixer à un moment précis de son existence, comme le font le portrait photographique ou l’instantané, Muñoz propose un portrait qui se déroule dans le temps, faisant de Fundido a blanco l’une de ses œuvres les plus émouvantes, une image qui nous touche. Peut-être sa force se trouve-t-elle dans le fait que, pour la première fois dans l’abondante œuvre de l’artiste, nous sommes confrontés à un sujet réel, et non à sa représentation générique.
Cíclope [Cyclopes], 2011 (projection vidéo HD 16/9, noir et blanc son, 12 min)
Dans Cíclope, Muñoz a recours à une nouvelle méthode dans ses tentatives constantes pour dé-fixer une image : la dissoudre. La vidéo projetée montre un récipient blanc circulaire pourvu d’un cercle noir, au centre. Vu de plus près, on comprend qu’il s’agit d’une vasque au fond de laquelle tourbillonne de l’eau. À intervalles réguliers, une main entre dans le champ et dépose une photo dont l’image se dissout immédiatement. L’accumulation d’images dissoutes colore peu à peu l’eau de noir, produisant un énorme œil sombre qui dévore toute image qui y pénètre. Un œil qui renvoie également à celui, unique, de la caméra, qui concentre et fixe tout. Dans ce flot continu, le cercle de pigments noirs est composé de toutes les photos qui ont ou auraient pu exister, immense magma protographique. Cíclope, cet œil-caméra qui dévore tout, semble réfléchir sur le rapport entre voir et se souvenir, l’œil et la mémoire.
Sedimentaciones [Sédimentations], 2011 (2 projections vidéo HD, couleur, son, 42 min 27 s, 41 min 42 s sur tables en bois)
Ce recours à la dissolution est repris de façon encore plus probante dans Sedimentaciones : un grand nombre de photographies sont alignées sur une grande table, séparées ici où là par quelques feuilles blanches. Les photos sont d’une grande variété, certaines faisant partie du patrimoine universel, d’autres très spécifiques au monde colombien, des portraits personnels de l’artiste ou des photos anonymes et génériques. Deux récipients contenant des bains de développement ont été placés à chaque extrémité de la table. Une main choisit une photo et la plonge dans un des bains où l’image se dissout, puis le morceau de papier photographique, redevenu blanc, est replacé au hasard sur une des rangées de photos. À l’autre extrémité de la table une autre main prend un des papiers blancs et le plonge dans l’autre bain. Lorsqu’elle l’en sort, l’image est reconstituée dessus comme par magie ; la main replace la photo ailleurs. Le processus recommence à l’autre bout de la table et ainsi de suite ; en alternance, nous assistons à une incessante vie et mort de l’image.
Oscar Muñoz Sedimentaciones [Sédimentations] 2011 2 projections vidéo HD, couleur, son, 42 min 27 s, 41min 42 s sur tables en bois Courtesy de l’artiste
OM 20 Oscar Muñoz Línea del destino [Ligne du destin] 2006 Vidéo 4/3, noir et blanc, sans son, 1 min 54 s Courtesy de l’artiste OM 21 Oscar Muñoz Línea del destino [Ligne du destin] 2006 Vidéo 4/3, noir et blanc, sans son, 1 min 54 s Courtesy de l’artiste OM 22 Oscar Muñoz Línea del destino [Ligne du destin] 2006 Vidéo 4/3, noir et blanc, sans son, 1 min 54 s Courtesy de l’artiste