La tragédie électronique, mardi 20 mai à 20h50, une enquête au cœur du trafic des DEEE sur ARTE
Pourquoi les trois quarts des déchets électroniques européens échappent-ils au recyclage et finissent dans des décharges en toute illégalité ? L'enquête limpide et efficace de Cosima Dannoritzer (Prêt à jeter, diffusé sur ARTE en 2011) dévoile les rouages d'un trafic à grande échelle.
Le précédent documentaire de Cosima Dannoritzer, Prêt à jeter, diffusé par ARTE en 2011, se terminait près d'une décharge sauvage et tristement célèbre, à Agbogbloshie, dans la banlieue d’accra, la capitale du Ghana. Là, des enfants jouent et désossent des appareils électroniques hors d'usage environnés de fumées pestilentielles et toxiques. La nouvelle enquête de la réalisatrice allemande prend ce site pour point de départ, aiguillonnée par l'indignation de Mike Anane, journaliste ghanéen spécialisé dans l'environnement. Celui-ci veut savoir pourquoi son pays est devenu la poubelle des pays développés. Cette question va conduire la réalisatrice dans plusieurs pays d'Europe, en Asie et aux États-Unis, champion de la pollution électronique, et dévoiler une chaîne de responsabilités et de complicités complexes.
La convention de Bâle, ratifiée par tous les pays du monde à l'exception des États-Unis et d'Haïti, interdit depuis 1989 l'exportation des déchets électroniques. En Europe, le prix de chaque appareil neuf inclut même une éco-participation qui couvre le coût de son recyclage. Pourtant, seuls 25 % des déchets électroniques de l'UE sont effectivement recyclés. une partie du reste est exportée illégalement et finit souvent dans des décharges clandestines en Afrique (Ghana, Nigeria...), en Asie ou en Amérique du sud. Les "e-déchets" contiennent en effet des matériaux précieux (or, cuivre, etc.) qui attisent la convoitise des petits trafiquants et de la criminalité organisée. En chine, ceux qui démontent les vieux ordinateurs récupèrent parfois aussi les puces électroniques pour les revendre. Certaines, réutilisées sans qu'on sache qu'elles sont usagées, et peuvent mettre en péril le pilotage d'un TGV, d'un avion..
À travers une enquête dense, menée tambour battant, Cosima Dannoritzer démonte l'écheveau complexe de complicités et de négligences qui font sortir les trois quarts des 50 millions de tonnes de déchets électroniques produits chaque année des circuits officiels. en 2012, l'Europe a décidé de renforcer les contrôles pour endiguer ce flot. Mais en quelques reportages édifiants, on voit qu'elle n'est pas au bout de ses peines.
Il faut une demi-journée à un officier des douanes de Hambourg, consciencieux de surcroît, pour contrôler le contenu d'un conteneur, sachant qu'il en voit passer dix mille chaque jour...
La réalisatrice traque aussi, en milieu hostile, parfois à l'aide d'une caméra cachée, la revente et le stockage des déchets électroniques en Europe et en Asie. Des infographies, des exemples concrets, étayés par de nombreux témoignages – militants, représentants des forces de l’ordre (gendarmerie, interpol, douanes), acteurs de la filière du recyclage – permettent de découvrir les multiples failles du système.
ENTRETIEN AVEC LA REALISATRICE
COSIMA DANNORITZER
Votre documentaire débute là où finit Prêt à jeter, devant la décharge du Ghana où s'amoncellent des déchets électroniques venus des pays occidentaux...
Cosima Dannoritzer : Lors de la diffusion de Prêt à jeter, cette courte séquence avait eu un grand retentissement. Les gens ont été effarés, choqués. Depuis, on a tourné beaucoup de reportages dans cette décharge sans pour autant donner les raisons de son existence. J'ai voulu enquêter pour expliquer pourquoi on en était arrivé là. Nous vivons dans un monde moderne, régi par des lois internationales. Nous recyclons. Malgré cela, 75 % des déchets électroniques européens se retrouvent dans une décharge, chez un ferrailleur où passent illégalement les frontières. Si une entreprise voyait les trois quarts de ses marchandises lui échapper, elle passerait pour incompétente ! Je me suis demandé s'il s'agissait d'une défaillance ou si beaucoup de gens fermaient les yeux.
Avez-vous rencontré des difficultés lors de l'enquête ?
Comme il s'agit d'un commerce illégal, il n'existe pas de données à proprement parler. Les escrocs ne vont pas déclarer à la douane qu'ils exportent des déchets électroniques alors que c'est interdit en Europe. Par ailleurs, en chine, beaucoup d'ateliers sont tenus par la mafia et celle-ci n'aime pas la publicité. Nous avons dû filmer certaines séquences en caméra cachée. À la campagne, près de Hong-Kong, là où l'on stocke les conteneurs en attendant de les faire passer en chine, il arrivait que les propriétaires appellent la police car ils ne voulaient pas que nous filmions leurs installations ou les déchets électroniques. Dans ces régions, des chiens surveillent les conteneurs. Quand ils déguerpissaient,
Il nous fallait souvent partir aussi : cela annonçait en général l'arrivée de leur propriétaire. Nous avons surtout souffert des moustiques : nous nous en sommes tirés avec au moins deux cents piqûres chacun ! Enfin, au Ghana, les fumées de la décharge nous ont rendus malades. J'ai pensé que j'avais de la chance : je restais quatre jours alors que les enfants de là-bas y passent leur vie. De fait, ils pâtissent de cet environnement : ils n'arrivent pas dormir, ils se blessent, ils ont des problèmes neurologiques et de croissance.
Votre film montre que les responsabilités se diluent entre un grand nombre d'intervenants...
Oui, on assiste à un énorme cafouillage à l'échelle mondiale. Le secteur du recyclage comporte beaucoup d'intermédiaires et d'énormes sommes d'argent sont en jeu. À chaque étape, on trouve des personnes susceptibles de détourner les yeux au bon moment.
La chaîne de responsabilités englobe le particulier qui laisse son vieil ordinateur sur le trottoir, les magasins qui refusent de le reprendre alors qu'ils en ont l'obligation, les salariés d'une déchetterie qui acceptent un pot-de-vin. Mais il y aussi les conteneurs qui passent entre les mailles du filet dans les ports, le crime organisé, les gouvernements qui ne légifèrent pas sur la question, les pays comme la chine qui revendent les matières premières ou les composants contenus dans ces déchets...
Qu'en est-il de la France ?
Chaque pays a ses points faibles. En France, les entreprises ne payent pas d'avance le recyclage de leur matériel informatique, contrairement au particulier, qui, partout en Europe, s'acquitte d'une éco-participation quand il achète un produit neuf. Lorsqu'elles veulent se débarrasser de leur parc obsolète, elles font appel à un prestataire qui vient chercher les machines et doit les recycler. si une entreprise malhonnête leur propose de faire ce travail gratuitement, la tentation est grande, surtout en période de crise, d'accepter l'offre, sans savoir si les produits suivront le circuit normal ou s'ils feront l'objet d'un trafic.
Quels risques courons-nous si ces dérives continuent ?
Les déchets électroniques dégagent des matières toxiques qui menacent notre santé partout dans le monde. Le risque est bien sûr plus grand dans les pays en voie de développement parce que le recyclage se fait sans protection. Le trafic pose aussi des problèmes sur le plan économique. Même nos petits téléphones portables contiennent de l'or, du plomb, de l'acier, du cuivre... on fait un usage exponentiel de ces ressources parce que la demande de produits électroniques ne cesse d'augmenter. Si elles viennent à manquer, cela peut créer des conflits à l'échelle mondiale. L'union européenne a intérêt à prendre cette question au sérieux. Elle importe ces matières premières en masse et les laisse en même temps s'échapper en ne contrôlant pas les exportations illégales de déchets électroniques. C'est insensé !
Propos recueillis par Noémi Constans
POUR MIEUX COMPRENDRE
- Les pays industrialisés produisent entre 20 et 50 millions de tonnes de déchets électriques et électroniques chaque année.
- En 2013, à l'échelle de la planète, environ 50 millions de téléviseurs à écran plat, 300 millions d’ordinateurs, et 2 milliards de téléphones portables et smartphones ont été vendus.
- Les principales destinations des exportations illégales de déchets électriques et électroniques sont : l’Afrique, la Chine, l’Europe de l’Est, l’Inde et les Philippines. L’Amérique du sud devient une destination de choix.
- Depuis 2010, le nombre de conteneurs de ces déchets arrivant au port de Tema, le principal port du Ghana, est passé de 300 par mois à 450 à 600 aujourd’hui.
- L’organisation mondiale des douanes estime que 10% du trafic par conteneurs dans le monde concerne des biens dangereux ou illégaux, incluant les déchets électriques et électroniques.
- L’Union Européenne estime que les deux tiers des déchets électriques et électroniques européens n’arrivent pas jusqu’aux usines de recyclage agréées.
- Entre 20 à 50 conteneurs de ces déchets quittent chaque jour les États-Unis.
- Jusqu’à 100 conteneurs de déchets électriques et électroniques quittent l’Allemagne pour le Ghana chaque semaine.
- La Grande-Bretagne produit environ 1,4 millions de tonnes de déchets électriques et électroniques par an. On estime que 10% sont exportés, soit à peu près 100 000 tonnes.
- 63 000 conteneurs arrivent au port de Hong Kong chaque jour. Jusqu’à 100 d’entre eux contiendraient des déchets électriques et électroniques.
- Les déchets électriques et électroniques contiennent, parmi d’autres choses, de l’argent, de l’or, du cuivre, du plomb et une large palette de terres rares (et chères).
- A partir de 50 000 téléphones portables, 1kg d’or et 10kg d’argent peuvent être extraits, d’une valeur avoisinant les 40 000 euros. Mais seulement 1% des téléphones mobiles sont actuellement recyclés en Europe.
- L’Europe dépense actuellement 130 milliards d’euros par an pour importer des métaux dits stratégiques, alors qu’une partie de cette demande pourrait être couverte par le recyclage des déchets électriques et électroniques.
- La nouvelle directive européenne concernant les déchets électriques et électroniques a été adoptée en janvier 2012. Les États membres avaient jusqu’en février 2014 pour transposer cette directive dans leurs lois nationales.
- Quand un consommateur européen achète un appareil électrique ou électronique, le prix d’achat comprend une éco-participation pour recycler les objets en fin de vie. Selon les pays, cette taxe va par exemple de 10 à 20 euros pour un réfrigérateur.
- La Convention de Bâle, un traité international interdisant l’exportation de déchets toxiques, dont les déchets électriques et électroniques, a été signée en mars 1989 par 190 pays. Parmi eux, seuls Haïti et les Etats-Unis ne l’ont pas ratifié..
- Le Ghana a signé la Convention de Bâle mais aucune loi nationale ne vient interdire l’importation de déchets électriques et électroniques.
- Il est illégal d’exporter des déchets électriques et électroniques. Mais il est légal d’exporter du matériel d’occasion en état de marche. De nombreux exportateurs exploitent cette faille entre les déchets électriques et électroniques et le matériel d’occasion, car la différence n’est pas toujours visible.
- 35 000 commerçants et courtiers vendent des composants et des puces de seconde main sur internet ou sur des marchés de l’électronique. La valeur de ces transactions est estimée à plus de 100 milliards d’euros par an.
- Les déchets électriques et électroniques se négocient librement sur des plateformes internet telles que www.alibaba.com.
LA TRAGEDIE ELECTRONIQUE
Documentaire écrit et réalisé par Cosima Dannoritzer coproduction : Arte France, Yuzu Productions, Media 3.14, AL Jazeera English, Televisión Española, Televisió De Catalunya (France-Espagne-2014-1h26)