Le centenaire de l’Hôtel Camondo, chef-d’œuvre architectural de René Sergent
Les Arts Décoratifs ont décidé de célébrer en 2014 les cent ans d’un chef d’œuvre architectural qu’est l’Hôtel Camondo. C’est le 5 décembre 1910 que commence la destruction de l’hôtel particulier du comte et de la comtesse Nissim de Camondo, 63 rue de Monceau. Leur fils Moïse vient d’hériter de cette demeure familiale, construite en 1864 par un entrepreneur de travaux publics, M. Violet, et achetée en 1870 par ses parents peu après leur installation en France.
Collectionneur et esthète, mais aussi raffiné et exigeant, Moïse de Camondo est passionné par le XVIIIe siècle français. Jusque-là installé en location, il réside alors au 19, rue Hamelin dans un vaste hôtel particulier qu’il a décoré et aménagé suivant ses goûts. C’est sans doute dans ce cadre, premier réceptacle de ses œuvres d’art, qu’il mûrit son projet de « reconstitution d’une demeure artistique du XVIIIe siècle », écrin parfait et définitif de ses collections répondant également aux exigences du confort moderne.
Pour concrétiser son rêve, il choisit l’architecte René Sergent (1865-1927) qui s’est fait une spécialité du « néo-Louis XVI » et excelle dans la construction d’hôtels particuliers confortables, inspirés par l’œuvre d’Ange-Jacques Gabriel. Durant l’été 1910, il dessine pour le comte de Camondo le plan d’un hôtel classique entre cour et jardin, librement inspiré du Petit Trianon. De l’ancien hôtel Violet, il ne conserve que les caves et les communs qu’il réaménage. Après l’acceptation du projet, les compagnons d’une quarantaine de corps de métiers se succèdent sur le chantier pendant trois ans et plus de deux millions de franc-or1 sont dépensés pour construire ce nouvel hôtel. Le comte Moïse de Camondo, ses enfants Nissim et Béatrice ainsi qu’une vingtaine de domestiques, s’y installent pendant l’été 1913. Au printemps 1914, la demeure est terminée et plusieurs réceptions célèbrent son achèvement.
Les façades
L’ordonnancement classique de la façade sur la cour d’honneur qui bénéficie du soleil fait directement référence à son illustre modèle : élévation à trois niveaux, rez-de-chaussée traité en bossages, étage noble et attique. Un entablement surmonté d’une balustrade couronne l’édifice. Les trois travées centrales sont soulignées par des pilastres d’ordre corinthien. Les autres éléments décoratifs – encadrements des baies, balustres et entrelacs –, sont semblables à ceux du Petit Trianon. Mais pour épouser l’arrondi de la cour, le corps central du bâtiment a été resserré entre deux avancées reliées par une travée en quart de cercle. La composition est ainsi construite sur sept travées, et non cinq, comme à Trianon.
Du côté du jardin, René Sergent a ouvert le plan en deux ailes perpendiculaires, de part et d’autre d’une rotonde centrale. Neuf travées offrent ainsi une vue sur le parc Monceau, suivant le souhait de Moïse de Camondo. L’élévation de la façade est proche de celle du Petit Trianon et rehaussée des mêmes ornements. Exécutée sur place par le sculpteur Jules Visseaux, une frise d’enfants en bas-relief anime la rotonde. Peu visibles ou du moins difficilement accessibles à l’œil, les façades est et ouest de l’hôtel ne reçoivent, en revanche, aucun décor.
Le musée Nissim de Camondo, façade sur la cour d’honneur, 2012. Photo Luc Boegly, Les Arts Décoratifs, Paris
Elévation de la façade sur jardin par René Sergent. 1911 Diazotype sur papier vélin Paris, musée Nissim de Camondo. Inv. CAM 1156.6 _ © DR
Le gros œuvre
Après les travaux de terrassement, le gros œuvre démarre dès l’obtention du permis de construire reçu le 1er juin 1911. Dès lors, le chantier est minutieusement suivi par Moïse de Camondo qui se rend sur place très fréquemment. L’entreprise de « Travaux Publics et Particuliers Michau et Douane » remporte le marché de la construction qui dure un peu plus d’un an. Fin septembre 1912, les maçons hissent le drapeau final du chantier. Après l’achèvement de la charpente et des planchers, la couverture en zinc et les huisseries extérieures sont posées. On peut donc penser que le gros œuvre est achevé à la fin de l’année 1912. Le temps presse, en effet. Moïse de Camondo écrit à René Sergent : « Veuillez bien, par un ordre de service auquel je vous prie de tenir la main, en informer tous vos entrepreneurs afin que les travaux soient poussés très activement. Il faut absolument, en effet, qu’à la date du 1er juillet 1913 mon nouvel hôtel soit complètement achevé pour que je puisse y emménager. »
Les plans
Comme au Petit Trianon, René Sergent a créé une différence de niveau entre la façade sur cour et celle sur jardin. Ceci lui permet d’affecter la majeure partie du rez-de-chaussée bas, semi enterré du côté du parc Monceau, aux espaces de service : cuisine, laverie, « salle des gens », frigorifique, garde-manger, offices du chef et du maître d’hôtel. L’espace qui donne de plain-pied sur la cour d’honneur est occupé par le vestibule où le maître de maison accueille ses visiteurs. Sous la volée de l’escalier monumental, une deuxième entrée qui communique par une grille en fer forgé avec « la descente à couvert d’automobiles » est empruntée par les invités en cas d’intempéries. Construit en pierre de taille, le grand escalier dessert l’ensemble du rez-de-chaussée haut qui est affecté aux pièces de réception. D’échelle plus réduite, un escalier particulier à deux révolutions conduit vers le premier étage réservé aux appartements privés. Enfin, l’organisation horizontale et verticale de la demeure permet des circulations parallèles afin que les « gens de maison » travaillent et vivent dans des espaces séparés de ceux des maîtres.
Plan du rez-de-chaussée haut par René Sergent (René Bétourné, René Sergent architecte. 1865-1927, Paris, Horizons de France, 1931, p. 20). Photo Les Arts Décoratifs, Paris
L’installation du confort moderne
Le comte de Camondo désire que son hôtel bénéficie de toutes les installations nécessaires au bon fonctionnement du service domestique et au confort quotidien : éclairage électrique, chauffage central, eau courante et stérilisée, ascenseurs, système de nettoyage par le vide, cuisine moderne et salles de bain hygiéniques. C’est vraiment dans ce domaine que transparaît son goût de la modernité. Hormis le charbon utilisé pour le chauffage et la cuisson des aliments, toutes les autres sources d’énergie sont distribuées par réseaux : l’eau, le gaz et le téléphone, par la Ville de Paris ou par l’Etat; l’électricité pour l’éclairage, et l’air comprimé pour les ascenseurs, par des compagnies privées. Sur place, l’énergie nécessaire aux services des sonneries et du téléphone provient de piles Leclanché montées en batterie dans des placards du sous- sol. Dirigées par des ingénieurs centraliens, des entreprises très performantes sont chargées des travaux : Mildé installe l’électricité ainsi que les services des sonneries et du téléphone ; Cubain exécute les travaux de fumisterie et livre fourneaux et équipements pour la cuisine et ses dépendances ; enfin, Kula met en place la plomberie et l’équipement sanitaire. Dans ces espaces modernes et fonctionnels, peinture « Ripolin », ou carrelages et revêtements céramiques, recouvrent les sols, les murs, voire le plafond dans la cuisine.
Le fourneau de la cuisine livré par la maison Cubain en 1912. Photo Jean-Marie del Moral, Les Arts Décoratifs, Paris
Le décor intérieur
Les travaux d’aménagement intérieur commencent au début de l’année 1913. Pour les réaliser, René Sergent s’adjoint la collaboration des meilleurs artisans d’art. C’est surtout dans ce domaine que s’exprime le sens aigu du détail chez Moïse de Camondo. Durant l’année 1911, il acquiert de nombreux lambris anciens pour le décor des pièces principales de son hôtel. Ces panneaux déterminent la hauteur des étages et parfois la forme des salles, bien qu’ils ne soient pas remontés à l’identique. Chez Lemoine et Leclerc, tapissier-décorateur, le comte achète ainsi la boiserie du grand salon.
Lorsque certains éléments anciens sont introuvables sur le marché, il les fait copier d’après des modèles historiques. Il commande, par exemple, à la maison Baguès la reproduction d’une rampe pour l’escalier d’honneur. Enfin, entre en scène la prestigieuse maison Decour qui cumule les fonctions de décorateur et tapissier. Fondée en 1834, elle a travaillé pour plusieurs résidences des Rothschild, notamment à Waddesdon Manor près de Londres, ou encore à New-York, pour Henry Clay Frick. Ses compagnons sont à l’œuvre rue de Monceau à partir de janvier 1913. Ils commencent par poser les bâtis nécessaires au remontage des boiseries anciennes, puis mettent en place les ornements des corniches. Souvent retaillés, toujours complétés et parfois décapés ou dorés, les lambris sont remis en état. Dans le même temps, au sein des ateliers Decour, on découd, retaille et confectionne les drapés, les stores et les rideaux des croisées après avoir démonté et nettoyé ceux de la rue Hamelin. On regarnit des sièges, on fournit ou restaure des sommiers et matelas. Sur place enfin, on fixe les tentures, on habille de soieries les tiges des lustres et on garnit d’étoffes les armoires et les vitrines.
Le jardin
Pour la création de son jardin, Moïse de Camondo s’est adressé à Achille Duchêne, architecte paysagiste attitré de la haute société à partir de la fin du XIXe siècle. Celui-ci lui remet plans et devis en juin 1912. Conservé au musée des Arts décoratifs, un projet dessiné au crayon noir compte sans doute parmi ses premières propositions. Les principes de base sont déjà en place : jardin à la française près de l’hôtel, et jardin à l’anglaise en bordure du parc Monceau. Au cours du printemps 1913, un devis est accepté pour « l’établissement de deux parterres de couleurs sur la terrasse, plantation de buis au pied du mur de la terrasse et fourniture complémentaire d’arbres ».
Lorsque la guerre éclate en août 1914, acomptes d’honoraires et règlements définitifs des travaux sont encore en cours. René Sergent s’est occupé jusqu’à son décès en 1927 de l’entretien et des transformations de l’hôtel. Puis, ses associés L. Fagen et R. Bétourné ont pris sa suite. A la réception de l’ouvrage commémoratif sur l’architecte2 paru en 1931, Moïse de Camondo l’a ainsi remercié : « Monsieur Sergent était un artiste, le digne successeur des grands architectes des XVII et XVIIIe siècles et l’hôtel qu’il m’a construit, à mon entière satisfaction, a eu le plus grand succès. »